Si j’ai appris quoi que ce soit en Grèce,
c’est comme la cigale de la fable de La Fontaine : sans autre but que cet
apprentissage et que le chant qui en résulte. Ces quelques lignes sont tirées
d’un autoportrait publié il y a quelques années. Autoportrait car j’y exprime
pour la première fois comment je comprend et je vis l’écriture. Bien sûr,
l’écriture est à la fois une arme, un outil et un chant. Une arme pour le
polémiste, un outil pour l’artisan du verbe, un chant pour le poète. Mais ces
fonctions ne sont pas à ce point compartimentées et un texte peut être les deux
ou les trois à la fois : une poésie vindicative, un inventaire lyrique,
une réflexion musicale…Pour ma part, c’est le chant qui a toujours prédominé.
[…]
Parler
de chant et de cigale à propos de l’écriture n’est donc pas pour moi une image
bucolique mais un engagement dans une voie précise, exclusive de tout autre,
celle que j’appellerai ici pour rester dans la fable, la voie anti-fourmi.
Toujours j’ai eu en haine cette fourmi,
ménagère, égoïste et cupide n’ayant d’autre souci que son confort et sa survie
et toujours j’ai détesté le modèle qu’elle représentait, qu’elle représente
encore, dans les conseils prodigués aux enfants. Ce modèle est très
simple : prévoir, travailler, épargner, chanter, rêver, dire la beauté du
monde, autrement dit, être poète est une absurdité quand ce n’est pas une
activité antisociale. En d’autres termes, la fourmi est le parfait modèle de
toutes les sociétés capitalistes ou socialistes, elle représente à merveille la
travailleuse industrieuse, silencieuse et obéissante dont ces deux régimes ont
besoin. Pour ma part donc, en dépit des conseils puis des ordres puis des
menaces, j’ai toujours voulu être cigale. Non parce qu’elle se contente de
chanter sans se soucier du lendemain, mais parce que, à l’inverse de la fourmi
qui n’accumule que pour elle, la cigale chante pour tous.
Résumons : la cigale vit seule dans les arbres au soleil. La fourmi
vit en société sous la terre et dans la nuit. Ces deux vies, ces deux voies
sont totalement incompatibles. Mais toute l’éducation, tout l’enseignement que
l’on reçoit vont dans le sens de la fourmi. Pour ma part j’ai su assez tôt
résister à l’embrigadement au sein des fourmilières, car depuis longtemps le
tilleul m’avais dit : toi, tu seras cigale.
Jacques Lacarrière Chemin d’Ecriture,
Ch. VIII (1988)